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Écriture d'un texte avec Mayotte Bollack et Transformer à partir de conversations filmées autour de la mémoire et des transformations du corps | 2020

Si je n’étais qu’un corps je me nourrirais, je mangerais. Je sais pas si je ferais l’amour, je mangerais plutôt, les bonnes choses. Pas vraiment du chocolat ou des friandises, j’aime mais je les digère pas bien. C’est vrai que j'aime bien manger. Pas de vin, pas tellement de vin, quoique j’aime bien le vin, j’aime bien le champagne, j'aime ces choses-là. Pour ce qui est de l’amour j'ai passé l’âge. Je n’ai plus les lèvres rouges, la peau pâle, je ne peux plus sentir mes yeux et mon cœur. Mais il y a d’autres moments dans ma vie où je ferais l’amour, sûrement.

Je ne voudrais pas me reproduire telle que je suis. Quand j'avais 10 ou 11 ans, je voulais paraître différente et ne pas me ressembler. J'ai essayé de devenir la personne que j'imaginais être moi. Au lieu d'être une brune, j'avais une autre histoire dans la tête, une histoire de blonde. Une histoire de blonde et de bleu. Et quand j'ai commencé à revenir à ma propre histoire, j'ai réalisé qu’elle n'était pas la même que celle de la blonde que j'essayais d’imiter. La fille qui ne se voyait pas, elle était noire et ses cheveux étaient partout. Mais la fille qui existait dans le miroir était une belle fille blanche, et elle avait le contrôle.

Aujourd'hui, je ne sais pas trop comment je suis. Je vois une grande main, elle est grande par rapport à des mains que je vois chez d’autres, plus petites. Ce n'est pas que je ne suis pas attirée par les grandes mains, c'est juste que ce sont les miennes, et que je ne suis pas un géant. Je vois des mains ridées, je sais pas, elles étaient pas si ridées avant, elles prennent les rides. Mes bras, mes jambes, c'est de la peau et des os, ils ont une certaine symétrie, ils sont pas mal, sans plus. Je regarde pas mon corps. Je me considère comme un esprit plutôt. Si je m’aime pas, si je me rejette, il n’y a plus que cette possibilité.

Dans mon monde, il y a toujours eu quelque chose entre mon corps et le sol, quelque chose qui n’était pas encore visible, qui cachait ce que j’étais. Je pense à mon dos par exemple. Mon dos qui est voûté, que je dois redresser, que je dois porter plus droit, j'y pense beaucoup. Je peux pas le regarder parce qu'il est derrière moi, mais il est dans ma tête. Quand j'étais petite, on m'a dit que je devais m'asseoir avec les jambes derrière moi. C'était très inconfortable, mais il y avait quelque chose d’important là-dedans. Mes parents étaient traditionnels, ils voulaient que je grandisse droit et fort. Mon corps, que j'apprends encore à accepter, était destiné à donner et à recevoir de l'amour. Quand je le vois maintenant, il ressemble moins à un présent, moins à un présent qui devrait être chéri, qui devrait être transmis à mes enfants, qui devrait m’être enlevé, qu'à quelque chose qui fait partie de moi.

Je n’aime pas ce corps. Les yeux peut-être... mais je ne peux pas vraiment les voir. Ils voient mais je ne les vois pas... J’aime de tes grands yeux la lumière verdâtre, douce beauté, tu me fais penser à un chat. Je ne sais pas pour la bouche. Il n'y a pas de bouche à embrasser, à cracher, à avaler, alors pourquoi devrais-je aimer ma bouche ? Elle est si petite, il n'y a pas de langue, il n'y a pas de langue qui puisse bouger toute seule. Quand je touche ma propre peau, mes doigts remontent sur ma peau et je me gratte. Je n'aime pas mes cheveux. Je n'arrive pas à les coiffer comme il faut. Ils sont raides, ils prennent difficilement une forme... Je n’arrive pas à les faire tenir… C’est peut-être parce que je suis toujours gênée par mon apparence.

Le reste, jambes, pieds, sexe, corps, je regarde pas tellement. Je regarde beaucoup moins. Peut-être que c'est parce qu’ils sont mystérieux pour moi. Ce n'est pas que je ne les comprenne pas, mais je ne veux pas les regarder. Si je pense aux détails… Mais je ne pense pas aux détails heureusement, parce que sinon ce serait la fin de tout.

On se voit comme une entité. On se voit entier. On a pas toujours pu se regarder dans un miroir. Je sais pas ce que faisaient les dames romaines. Elles avaient des matières comme le bronze, l’étain, dans lesquelles elles pouvaient se refléter et exister. Mais il y avait pas de miroirs comme nous en avons aujourd’hui. Il y avait pas de psyché. Et c’est drôle que le miroir ait pour nom ‘psyché’. La psyché c’est un grand miroir. C’est un meuble-miroir qui est grand. Tu te vois en long et en large dans une armoire à glace. Avec une psyché, tu te vois intégralement.